SERMON XIX.
SUR LUC. I. VERS.
46. 47. 48. 49.
Alors Marie dit ; Mon ame magnifie le Seigneur.
Et mon esprit s'est égayé en Dieu mon Sauveur.
Car il a regardé la petitesse de sa servante. Voici
doresnavant tous âages me diront bien-heureuse.
Car le Puissant m'a fait choses grandes .
Prononcé le 8 Decembre, 1651.
CHERS FRERES ; Il vous peut
souvenir, qu'il y a justement un an,
que la feste de la Conception de
Marie, à laquelle nos adversaires
ont consacré ce jour, nous donna occasion de
vous parler de cette sainte & benite Vierge, &
de la visite, dont elle honora sa cousine Elizabeth,
mere de Jean Baptiste, & de la reception,
qui lui fut faite. Maintenant puis que la providence
divine a encore fait rencontrer le mesme
jour & la mesme solennité dans la semaine du
service, que nous vous devons ; j'ai estimé à
propos pour le bien de vôtre edification de
poursuivre le mesme sujet ; & apres la salutation
d'Elizabeth, que vous ouîtes alors, de
mediter maintenant le divin cantique, que
la bien-heureuse Marie touchée & inspirée de
[l'Esprit]
l'Esprit de Dieu, prononça en cette occasion,
& qui fut comme la réponse qu'elle fit à l'accueil
& aux paroles de sa cousine. Car la conversation
de ces deux personnes fut toute divine ;
toute formée & gouvernée par le Saint
Esprit ; & vrayement digne tant des graces miraculeuses,
que Dieu leur avoir faites, que de
ses sacrés registres des Ecritures celestes, où
saint Luc l'a consignée dans le lieu de son
Evangile, que nous venons de vous lire. Nous
n'apprenons point, que les premiers ministres
de Jesus Christ ayent baillé à l'Eglise ou le portrait
du visage de cette unique Vierge, ou les
habits qu'elle portoit, ou la chambre où elle
logeoit, ni qu'ils ayent institué des festes à la
memoire de sa naissance, ou de sa mort, & bien
moins à celle de sa Conception, ou de quelqu'un
des plus signalés accidens de sa vie. Mais
bien voyez-vous, qu'ils ont pris le soin de nous
conserver les precieux enseignemens de sa
pieté, de son humilité, & de sa devotion, les exemples
de sa foy & de son obeïssance, & les faveurs
qu'elle receut du ciel, c'est à dire les oracles,
que le Saint Esprit prononça par sa bouche
dans ce cantique excellent, qu'il lui inspira. Et
cela nous montre clairement, que le vrai & legitime
honneur, que nous devons à cette bien-
heureuse, n'est pas de lui dedier des images &
des figures, des chappelles & des temples, des
festes & des solennités, ni de garder ou de
[baiser]
baiser quelques pieces de sa robe ou de ses
meubles, ni de visiter la pretenduë maison, où
elle demeuroit autresfois lors qu'elle étoit sur
la terre ; qui sont les cultes & les devoirs que
Rome lui rend maintenant, inventés par la volontaire
superstition des hommes, inutiles à la
pieté Chrestienne, tres-dangereux, & degenerans
aisément en une devotion charnelle & bâtarde,
& semblable à celle des Payens ; mais
biẽ de lire & de considerer exactement ses propos,
& d'admirer ses exemples, que les Evangelistes
de son Fils nous ont laissés & conservés,
& d'en faire nôtre profit, en loüant & imitant
ses vertus, & en recevant & suivant fidelement
ses enseignemens. Employons particulierement
à cela ces heures, que nos adversaires perdent
à exercer des services, que Dieu ne leur a
point ordonnés, & que la Sainte Vierge n'a jamais
demandés ni desirés. Son Cantique contient
trois articles ; Le premier de ce qui regarde
proprement & particulierement la Sainte
Vierge ; Le deuxiesme des grandes œuvres de
la misericorde & puissance de Dieu en general ;
Et le troisiesme de la grace qu'il faisoit à Israël,
lui envoyant son Fils selon ses anciennes promesses.
Car tout ce cantique peut à mon avis se
reduire à ces trois points ; étant evident que la
Sainte Vierge nous y represente d'entrée sa
joye & sa reconnoissance de la grace & faveur
miraculeuse que Dieu lui avoit faite ; puis dans
[le ver-]
le verset cinquantiesme & dans les trois suivans
elle celebre en general cette bonté, cette puissance,
& cette sagesse infinie de Dieu, qui paroissoit
si clairement en ce qu'il avoit fait pour
elle ; & en troisiesme lieu dans les deux derniers
versets elle touche expressement la fin de
toute cette grande merveille, qui étoit la delivrance
& la consolation d'Israël, promise il y
avoit desja tant de siecles, aux Patriarches de
cette nation. La brieveté du temps destiné à
ces actions ne nous permet de vous expliquer,
que la premiere de ces trois parties, pour l'exposition
des paroles, que vous avés ouïes. Dieu
nous face la grace de nous en acquiter à vôtre
edification. La reception qu'Elizabeth fit à la
Vierge réveilla tous ces saints & doux sentimẽs
dans son cœur. Car cette sainte femme ayant
appris dans la lumiere du S. Esprit qui remplit
son ame à cette entreveuë, tout le mystere de
la conception de Marie, ravie de voir sous son
toit une si excellente & si heureuse personne,
lui découvrit d'abord ce qu'elle en sçavoit,
s'étant écriée en l'embrassant, Tu es benite entre
les femmes, & benit est le fruit de ton ventre. Et d'où
me vient ceci que la mere de mon Seigneur vient vers
moi ? Elle ne lui cela pas mesme que l'enfant dõt
elle étoit enceinte, s'étoit senti de sa venuë, &
en avoit tressailli de joye dans son corps ; & finit
sa salutation en la felicitant de la foy, qu'elle
avoit ajoûtée aux promesses de Dieu. Marie
[de]
de plus en plus confirmée dans l'asseurance de
son bon-heur par ce divin & miraculeux compliment,
reçoit avec beaucoup de contentement
les tesmoignages de la connoissance que
sa parente en avoit ; & sans lui rien cacher des
mouvemens de son esprit, lui decouvre aussi son
humble ressentiment de cette grande & admirable
grace de Dieu, & la sainte joye, qu'elle
avoit de se voir choisie par la bonté du Seigneur
pour un si noble ministere ; éclatant en remercimens,
en loüanges, & benedictions, qu'elle presente
dans ce cantique à l'auteur de sa felicité &
de sa gloire ;
Mon ame (dit-elle) magnifie le Seigneur ;
& mon esprit s'égaye en Dieu mon Sauveur.
Vous voyés dans ces paroles l'air & les traces
bien claires de l'esprit, qui inspiroit les anciens
Prophetes. Car David avoit desja employé des
expressiõs toutes semblables sur un autre sujet ;
Mon ame (disoit-il) se glorifie au Seigneur. Magnifies
Psea.
34. 4.
le Seigneur avec moi, & surhaussons son Non
tous ensemble , & il excite souvent son ame, & tout
ce qu'elle a de force à magnifier le Seigneur, &
à se réjoüir en lui ;
Mon ame (dit-il) beni le Seigneur,
Ps. 103.
1. &
104. 1.
& 35. 4
& tout ce qui est en moi beni le nom de sa
Sainteté ; & souvent ailleurs. C'est le ton d'une
ame inondée de douceur & de joye (si je l'ose
ainsi dire) & qui goûte avec un plaisir ineffable
les grandes & admirables faveurs de Dieu. I'avouë
que l'on peut remarquer de la difference
entre ces deux mots,
ame &
esprit, à les cõsiderer
[exacte-]
exactement. Mais il est pourtant vrai qu'ils se
prenent souvent indifferemment pour cette
maistresse partie de nostre estre, qui nous fait
vivre, & sentir, & raisonner. I'estime donc
que la Sainte Vierge les employe ici en ce sens ;
n'étant pas fort vraisemblable que dãs ce grand
& extraordinaire mouvement où elle étoit
alors, elle s'amusast à considerer subtilement
la distinction de ces paroles ; Et c'est le stile des
Cantiques sacrés d'exprimer souvent dans une
seule clause une mesme pensée en deux differentes
fassons ; comme vous le pouvés avoir remarqué
dans une infinité de lieux du livre des
Pseaumes. Elle veut dire seulement, que le sentiment
de la bonté de Dieu avoit penetré toutes
les parties, ou facultés de son ame ; que son entendement
étoit plein de cette pensée ; que cette
douce image occupoit toutes ses affections ;
que son cœur ne respiroit autre chose ; que tout
ce qui étoit en elle, benissoit & celebroit la majesté
du Seigneur, & trionfoit de joye en l'admiration
de ses dons. Car ce qu'elle dit que son
esprit s'égaye en Dieu , signifie encore qu'elle l'exalte
& le magnifie ; reconnoissant sa joye de lui
seul ; & tout le sujet qu'elle en a, au seul
benefice & à la seule faveur de ce souverain Seigneur,
& non à aucun merite, ni à aucune dignité,
qui fust en elle. C'est pourquoi elle l'appelle
son Sauveur ; confessant par ce mot qu'il l'a
sauvée ; c'est à dire qu'il l'a tirée par sa grace
[de]
de l'état de mort, où elle étoit naturellement.
Et cette humble, mais veritable confession de
la Sainte Vierge casse & aneantit le faux honneur,
que lui donne la superstition d'avoir été
sans peché non seulement actuel, mortel, ou
veniel, mais mesme originel ; à quoi tend proprement
la feste qu'ils celebrent aujourd'hui ;
n'y ayant point d'apparence, que ceux qui en
ont été les
premiets inventeurs, l'eussent dediée
à une conception qu'ils eussent creuë entachée
de peché. Cette erreur choque premierement
les tesmoignages exprés de la parole de Dieu,
qui nous enseigne constamment, que
par un seul
Rom. 5.
12.
homme le peché est venu au monde, & par le peché la
mort, & qu'ainsi la mort est parvenuë sur tous les
hommes, entant que tous ont peché ; que tout ce qui est
Iean 3.
6.
nai de chair est chair ; qu' il n'y a nulle difference, veu
que tous ont peché, & sont entierement destitués de la
Rom. 3.
22.
gloire de Dieu ; que tous tant Iuifs que Grecs sont conveincus
d'estre sous peché ; que Dieu a enclos tous les
Gal. 3.
22.
hommes sous rebellion, en sorte qu'il fait misericorde
à tous ;
que l'Ecriture a tout enclos sous peché ; que par
Rom.5.
18.
une seule offense d'Adam la coulpe est venuë sur tous
les hommes en condamnatiõ ; qu' il n'y a nul juste, non
pas un seul ;
qu'
il n'y a point d'homme qui ne peché ;
Rom. 3.
10.
que nul vivant ne seroit justifié devant Dieu , s'il entroit
en jugement avec lui ;
que si nous disons que nous
1. Rois
46.
n'avons point peché, nous nous trompons nous-mesmes,
Ps. 143.
2.
& verité n'est point en nous. Ces sentences generales
1. Iean
1. 10.
se rencontrẽt en cent endroits sans jamais
[excepter] excepter la bien-heureuse Mere du Seigneur.
Secondement cette erreur n'est pas seulement
inouïe dans toute l'Eglise ancienne ; mais elle
est encore directement contraire à ce qu'elle a
S. Augustin.
si hautement soûtenu contre l'heretique Pelage,
qu'il n'y a point de creature née d'un homme
S. Fulgẽce,
& autres.
& d'une femme, qui ne soit née avec le peché ;
& qu'excepté le seul Mediateur de Dieu &
Aug. l.
2. de peccat.
mer. &
remiss.
c.
20.
des hommes Jesus-Christ homme, il ne fut, ni
n'est, ni ne sera jamais pas un homme, qui n'ait
quelque peché. Enfin cette erreur est d'abondant
clairemẽt dementie par cette mesme Vierge
bien-heureuse, en faveur de laquelle on l'a
mise en avant. Nommant Dieu son
Sauveur, elle
reconnoist, que d'elle-mesme elle estoit en peché ;
car il ne seroit pas sõ Sauveur, s'il ne l'avoit
sauvée ; & elle n'auroit pas été sauvée, si elle
n'eust été en état de perdition ; & elle n'eust pas
été en état de perdition, si elle n'eust été entachée
de quelque peché. Le salut qu'elle a receu
de Dieu montre la perdition, où elle étoit d'elle
mesme ; & cette sienne perdition originelle est
un invincible argument de son peché originel.
Si vous m'honorés veritablemẽt (nous dit-elle)
croyés ma parole ; & ajoûtés foy à ce que je vous
dis de moi-mesme. C'est m'outrager, & non
m'honorer, de m'accuser de mẽsonge. Si j'avois
été conceuë sans peché, Dieu ne seroit pas mon
Sauveur ; comme je m'en glorifie. Laissés moi la
vraye gloire, qu'il m'a donnée ; d'estre sauvée &
[rache-]
rachetée & bienheureuse par sa grace. Ne diminués
point l'hõneur de sa grace en voulant elever
celui de ma conception. Il me suffit d'estre
maintenant juste, & sainte, & bienheureuse par
le benefice de mõ Sauveur. Il importe à sa gloire
de reconnoistre non seulemẽt ce que nous sommes,
mais aussi ce que nous avons été ; le malheur
d'où il nous a delivrés, aussi biẽ que le bonheur
où il nous a elevés. Il ne seroit pas nôtre
sauveur, s'il n'avoit fait l'un & l'autre. C'est ainsi
que la Sainte Vierge, nommant Dieu son Sauveur
refuse le faux honneur de ceux, qui disant
qu'elle a été conceuë sans peché nient par mesme
moyen qu'elle ait été sauvée. Je sçai bien ce
que l'erreur, qui ne se rend jamais, a accoûtumé
de répõdre, qu'encore que Dieu n'ait pas gueri
la Sainte Vierge du peché, il l'en a pourtãt preservée,
ayãt empesché par sa grace, qu'elle n'en
fust entachée, comme l'ordre de sa conception
& de sa naissance l'y soûmettoit. Mais c'est un
songe de leur imagination, qui n'a nul autre fondement,
que leur opiniastreté. Car en quelle
Ecriture ont-ils treuvé, que Dieu soit appellé le
Sauveur de ceux, qu'il n'a sauvés ni tirés d'aucũ
mal, mais les a seulement preservés de tomber
dans un mal où ils fussent tombés s'il ne les en
eust empeschés ? A ce conte il est aussi le Sauveur
des Anges ; puis qu'il est evident que c'est
par son benefice que ces Esprits celestes ont
été preservés de la cheute, dont leur nature les
[ren-]
rendoit aussi bien capables, que les autres, qui
sont décheus de leur origine. Et neantmoins il
est certain que l'Ecriture, qui nomme souvent
Dieu & son Fils Jesus Christ
Sauveur des hommes,
ne l'appelle jamais
Sauveur des Anges ; parce
que ce magnifique & glorieux nom de
Sauveur signifie precisement dans l'Ecriture celui qui
nous tire du malheur où nous étions, & non
simplement celui qui nous empesche d'y tomber.
Et le mot de
salut pareillement se prend
toûjours constamment dans l'Ecriture pour la
vie & le bonheur d'une creature rachetée du
peché & de la misere ; & jamais pour la vie & le
bonheur d'une creature purement & absolument
innocente ; D'où vient que le bonheur,
que promet la loy, est bien appellé
vie & felicité ;
mais jamais il n'est nommé
salut ; parce que
la loy presuppose une entiere & parfaite innocence
en la personne qu'elle couronne. Mais
écoutés l'Ange, qui nous explique ce mot en
Matth.
1. 21.
parlant du Fils de Dieu,
Il sera (dit-il) appellé Iesus
(c'est à dire Sauveur) parce qu'il sauvera son
peuple de ses pechés. Et le Seigneur nous dit lui
Matth.
18. 11.
mesme
qu' il est venu pour sauver ce qui étoit peri :
non pour empescher la ruïne de ce qui pouvoit
perir, mais pour sauver ce qui étoit peri en effet.
Marc.
2. 17.
Et ailleurs il proteste qu'il est venu
pour guerir
les maladies : & non simplement pour nous empescher
de l'estre ;
pour appeller les pecheurs ; & non
les justes . Et ses Apôtres crient, que quand leur
[maistre] maistre est mort pour nous, un juste
est mort
1. Pier.
3. 18.
pour
les injustes, un innocẽt pour des coûpables,
Gal.. 3.
13.
un saint pour des criminels, le fils de la dilection
pour les enfans d'ire, pour des gens qui étoient
en ce temps-là impies, pecheurs, & ennemis de
Rom. 5.
6. 7. 10.
Dieu. Et cette verité est si ferme & si evidente
dans la doctrine Chrétienne, que S. Paul l'employe
pour un principe de raisonnement, concluant,
que tous sont morts, de ce que Iesus-Christ
2. Cor.
5. 14.
est mort pour tous . Ainsi donc puis que Dieu est
le Sauveur de la Vierge Marie comme elle nous
l'enseigne ici ; puis que son Fils Jesus-Christ est
mort pour elle, comme l'avoüent tous nos adversaires ;
il faut aussi reconnoistre de necessité,
qu'avant que de recevoir de la grace de Dieu
par le merite de son Fils la justice, & la gloire,
dont elle est maintenant couronnée, elle étoit
originellement & d'elle mesme dans la mort &
dans le peché, qui a introduit la mort au monde.
Mais je reviens au Cantique de Marie. Apres
nous avoir protesté de sa joye en Dieu son Sauveur,
& sa gloire & loüange qu'elle lui rend
de toutes les affections de son ame, elle ajoûte
ensuite la raison de ces justes sentiments de son
cœur ;
Car (dit elle) il a regardé la petitesse de sa
servante . L'interprete Latin à traduit
humilité ;
ταϖείνωτις. usant d'un mot qui est ambigu dans l'usage des
Latins, où il se prẽd quelques fois pour dire
bassesse,
& petitesse ; mais souvent aussi, sur tout dãs
les écrivains Chrestiens, pour la vertu opposée
[à l'or-]
à l'orgueil ; que nous appellons proprement humilité
en nôtre langue vulgaire ; ce mot ne se
prenant jamais autrement en François par ceux
qui le parlent bien & correctement. L'ambiguité
du mot Latin a fait broncher plusieurs des
interpretes, & notamment divers Moynes de
la communion Romaine, qui ont pris ces paroles
comme si la Sainte Vierge avoit voulu dire,
que Dieu a eu égard à son humilité, la choisissant
pour estre la mere de son Fils, non de sa
pure grace & bonté, mais à cause de l'extreme
& perfaite modestie, dont elle étoit doüée. La
question n'est pas si cette bienheureuse Vierge
estoit humble & modeste. Nous en sommes
tous d'accord ; & cette perfection paroist assez,
& dans toutes ses actions, dont il nous reste
quelque memoire, & dans ce Cantique particulierement,
où vous voyez par tout de tres-
naïfs & tres-exquis sentimens d'une profonde
humilité. Mais le point, dont il s'agit, est si dans
ces paroles elle entend la bassesse de sa condition,
ou l'humilité de son esprit ? Nous soûtenons
le premier contre tous ceux qui se sont attachez
au second. Premierement la parole employée
par Saint Luc fait pour nous. Car elle
ne signifie jamais ni dans l'original du Nouveau
testament, ni dans l'ancienne version Grecque
du vieux, autre chose, que bassesse, & petitesse,
ou abbaissement, & quelquefois affliction & misere ;
qui est (comme chacun sçait) une espece
[de]
de bassesse ; comme quand S. Paul employe ce
mot pour exprimer la conditiõ basse, & infirme
de nôtre corps tel qu'il est maintenant, disant
que JESUS-CHRIST
trãsformera le corps de nôtre
bassesse (car il y a ainsi mot pour mot dans l'original)
c'est à dire nôtre corps vil & infirme, afin
Phil. 3.
21.
qu'il soit rendu conforme à son corps glorieux ; &
quand S. Jacques veut que le
riche se glorifie en sa
Iacq. 10.
1.
bassesse , c'est à dire non en ce qu'il y a de grand &
de relevé, mais en ce qu'il y a de bas & d'infirme
dans sa condition. Et quand S. Luc rapporte du
livre d'Esaye,
que le jugement du CHRIST sera
Act. 8.
33.
hauße dans son abbaissement , où il est clair, que par
son
abbaissemẽt il entend son aneantissement. Ce
sont tous les passages du nouveau Testament,
où se rencontre le mot employé par la Vierge
en ce lieu ; signe evident, qu'il l'y faut donc aussi
prendre pour dire bassesse, & petitesse ; & non
pour la vertu de
l'humilité, qui n'est jamais signifiée
ταϖεινοφϱοσύνη par ce mot dans ces sacrés livres, mais toûjours
constamment par un autre qui en est composé,
& signifie proprement un
esprit, & un sentiment
Voyés
Act. 20
19.
humble, comme ceux qui entendent la langue
le peuvent aisemẽt verifier. Ce mot se prend
Eph. 4.
2.
tout de mesme dans l'ancienne version Grecque
Phil. 2.
8.
Septante, dont les auteurs du Nouveau Testament
suivent le stile, & la fraze, & les paroles.
1. Pier.
5. 5.
&c.
Comme quand Lea dit, que
le Seigneur a regardé
son abbaissement , ou
son affliction ; & Jacob pareillement,
Gen. 29
32. &
31. 42.
Dieu (dit-il) a regardé mon affliction ;
[& dans]
2. Rois
1. 2.
26.
& dans le deuxiesme livre des Rois,
que Dieu vid
l'affliction d'Israël ; & dans les Pseaumes,
Regarde
Ps. 25.
18.
mon affliction (dit le Prophete) & mon travail,
& me pardonne tous mes pechés ; Et sainte Anne,
du cantique, & de la priere de laquelle la sainte
Vierge a tiré une bonne partie des pensées, &
1. Sam.
1.
11.
des paroles, qu'elle a ici employées,
Si tu regardes
(dit-elle) à l'affliction ou à la bassesse de ta servante,
& si tu as souvenance de moy, & n'oublies
point ta servante , je te donnerai mon Fils pour
tous les jours qu'il vivra. Ainsi puisque ce mot
se prend toûjours constamment dans l'Ecriture
pour dire
bassesse & affliction, il est indubitable
qu'il le faut donc aussi entendre en la mesme
sorte en ce lieu. La chose mesme ne le requiert
Maldonat
sur
ce lieu.
pas moins que le mot. Car, comme dit fort bien
un Jesuite écrivant sur ce passage ; plus il y avoit
d'humilité en Marie, tant moins y a-t'il d'apparence
qu'elle en ait parlé en ce lieu ; n'étant pas
à vrai dire le trait d'une sincere & naïve humilité
de se vanter d'estre humble. Montrer son
humilité, c'est la perdre, & celui qui en fait
parade, découvre qu'il n'est pas veritablement
humble. Le dessein de cette Sainte Vierge n'est
pas de prouver, qu'elle ait acquis par son merite
cét honneur incomparable d'estre la mere de
son Redempteur : mais plustost de protester
qu'elle n'avoit riẽ en soy qui l'en rendist digne.
A cela ce Jesuite ajoûte encore une autre consideration,
tirée de ce que Marie oppose ici sa
[peti-] petitesse à la grandeur de Dieu ; ce qu'elle dit
maintenant,
Il a regardé ma petitesse , à ce qu'elle
disoit n'agueres,
Mon ame magnifie le Seigneur ;
D'où il conclut que comme par la grandeur,
qu'elle donnoit à Dieu, elle entendoit qu'il est,
non dédaigneux & superbe, mais hautement
elevé dans le supreme degré de la majesté & de
la gloire ; de mesme aussi à l'opposite par cét abbaissement,
qu'elle s'attribuë, elle signifie, non
la vertu de sa modestie, & de son humilité, mais
la bassesse & la petitesse de sa conditiõ. Ces raisons,
& autres semblables ont rangé à la verité
de nostre exposition, non seulement ce Jesuite,
qui d'ailleurs est le plus passionné & le plus sanglant
ennemi que nous ayons, mais d'autres
Docteurs encore, celebres en la communion
Estius,
Sa, Menochius,
Tirinus,
&
autres.
Romaine ; les contraignant de confesser, que le
sens des paroles de la Sainte Vierge est, que
Dieu
a regardé à sa bassesse , ou
à sa petitesse, comme l'ont
traduit nos Bibles. Elle entend que sa bassesse
n'a point empesché, que ce Souverain Seigneur
ne daignast tourner les yeux de sa grace sur
elle pour luy faire le plus grand honneur, que
puisse recevoir une creature. C'est lui (dit-elle)
qui a daigné me regarder. Ce n'est pas moy
qui ai merité ses regards. Il s'est abbaissé vers
moy ; je ne me suis pas élevée à lui. Sa bonté ma
prevenuë. Je ne l'ai pas recherchée. Et dans ces
paroles reluit clairement la parfaite humilité
de cette sainte personne. Car elle reconnoist
[fran-] franchement, qu'il n'y a rien en elle, qui réponde
en aucune sorte à l'excellence de la faveur
divine. Bien qu'elle fust issuë d'un sang tres-noble,
& sortie d'une maison Royale, chacun sçait
que la splendeur de sa famille ayant été toute
effacée & détruite par le temps & par les accidens
ordinaires en la terre, il ne leur restoit plus
ni dignité, ni richesses ; mais seulement un triste
& importun souvenir de ce que leurs ancestres
avoient été autrefois. Et quant à sa personne,
son mariage avec un pauvre charpentier, qui
gagnoit sa vie au travail de ses mains, montre
assez à quelle necessité elle étoit reduite. Estant
d'une telle condition, vous pouvez juger quel
état en faisoit le monde, qui n'estime que l'opulence
& les grandeurs. Mais si le monde la
méprise, & ne la tient que pour une pauvre fille ;
elle n'en a pas elle-mesme une meilleure opinion,
se prisant encore moins qu'elle n'étoit prisée
des autres. La memoire de ce haut sãg, d'où
elle étoit descenduë, ne lui enfle point le cœur ;
ni ne lui fait méconnoistre aucune partie de la
petite condition, où elle se voyoit reduite. Et
quant à la pieté, dont elle étoit doüée, outre
qu'elle ne la satisfaisoit pas elle-mesme, les plus
saints treuvant le plus à redire dans leur vertu,
& couvrant leurs visages devant la majesté divine
Esai. 6.
2.
comme les Seraphins d'Esaye ; outre
qu'elle sçavoit encore que toute sa sanctification
n'étoit qu'un don & un ouvrage de la grace
[de] de ce souverain Seigneur, & que ce sentiment
lui faisoit dire sans doute apres toute l'obeïssance,
qu'elle lui avoit renduë ;
Ie suis une servante
Luc. 17.
10.
inutile, qui n'ai rien fait que je ne fusse tenuë
de faire ; outre tout cela dis-je, son extresme
charité lui persuadant, qu'il y avoit en Israël
beaucoup de personnes de son sexe, plus considerables
qu'elle, mesmes à cet égard ; elle ne
voyoit rien pour tout en elle mesme, qui peust
avoir convié le Seigneur à lui faire un si grand
honneur, en la preferant à tant d'autres. C'est
pourquoi elle donne toute la gloire de ce choix
à la seule grace, & au seul bon plaisir de son
Dieu ; reconnoissant qu'il n'a treuvé en elle, que
de la bassesse, & de la petitesse ; & que tout ce
qu'Elizabeth y a veu & admiré de bonheur &
de gloire est un present de la pure liberalité du
ciel ; qui lui donne à la verité un grand sujet de
se réjouïr, mais en Dieu, comme elle disoit nagueres,
& non en soy-mesme. Apres avoir fait
cette humble confession de son indignité, elle
reconnoist & celebre en suite la grandeur de
la grace qu'elle avoit receuë ; & avoüant ce
qu'Elizabeth avoit dit de son bonheur, elle
encherit encore par dessus en ces paroles qu'elle
ajoûte,
Voici certes tous aages me diront bien-
heureuse. Je reçois volontiers (dit-elle) le tesmoignage
que tu as rendu de mon bonheur : &
avouë qu'il augmẽte & confirme ma joye. Mais
bien que ce soit desja beaucoup de me voir
[benir] benir & loüer par la bouche d'une femme si
vertueuse ; je prevoi que l'honneur de la grande
faveur, que Dieu m'a faite, n'en demeurera pas
là. Il s'étendra jusqu'à la posterité ; voire jusqu'à
l'eternité. Tous les siecles, qui couleront
ci-apres, approuveront ce qu'Elizabeth vient
de me dire, & ayant ses sentimens m'estimeront
bienheureuse ; & non contens de le penser le tesmoigneront
hautement en exaltant ma felicité.
Elle en ajoûte la raison ;
Car le Puissant (dit-elle)
m'a fait choses grandes. Entre les autres noms que
l'Ecriture donne à Dieu, elle se sert quelquefois
de celui de
Puissant ; comme dans le Pseaume
Ps. 24.
8.
vint-quatriesme,
C'est l'Eternel, le Fort, le Puissant ;
l'Eternel puissant en bataille. La Sainte Vierge a
ici particulierement employé ce nom, parce
que l'honneur, que Dieu lui avoit fait, & à raison
duquel tous aages la devoient dire bienheureuse,
étoit un chef d'œuvre de sa puissance infinie.
μεγαλεία.
C'est ce qu'elle entend par
ces choses grandes,
qu'elle dit que
le Puissant lui a faites. Elle s'est
servie d'un mot familier à l'Ecriture, quand elle
parle des plus hautes & des plus magnifiques
œuvres de Dieu, où la grandeur de sa puissance
& de sa sagesse & de sa bonté reluit d'une fasson
extraordinaire ; & ce mot-là signifie proprement
non simplement des choses grandes, mais
des grandeurs & des magnificences, pour nous montrer
que ce que le Saint Esprit nomme ainsi, est
si plein de gloire & de grandeur, qu'il semble
[que] que ce soit la grandeur & la magnificence mesme.
David a usé de ce mot dans un Cantique
d'action de graces, où il celebre les merveilles
de la bonté de Dieu dans l'alliance, qu'il avoit
daigné traitter avec lui & avec sa maison,
O
Eternel (dit-il) pour l'amour de ton serviteur tu as
1. Chro.
17.
19.
fait selon ton cœur toute cette grandeur ici pour faire
connoistre toutes ces grandeurs. Et saint Luc parlãt
des mysteres de Jesus Christ nôtre Seigneur,
dont toutes les magnificences du regne de David
n'étoient que les figures & les ombres, employe
le mesme mot, disant que les saints Apôtres
ayant receu le Saint Esprit le jour de la Pentecoste
Act. 2.
11.
parloient en diverses langues
les grandeurs,
ou comme nôtre Bible l'a traduit,
les choses
magnifiques de Dieu. Marie fille de David, suivant
le stile de son Pere, a donc aussi usé du mesme
terme, disant que Dieu lui a fait des
grandeurs ou
des
magnificences ; pour exprimer combien est
haut, & glorieux & elevé au dessus de la Nature
cet honneur admirable, & du tout singulier,
qu'elle avoit receu de Dieu. Et certes elle a biẽ
raison d'en parler ainsi. Car que sçauroit-on
s'imaginer de plus grand, de plus rare, & de plus
ravissant, que ce chef d'œuvre de la grace divine
envers elle ? Premierement vous y voyés conjointes
ensemble par un miracle de la puissance
de Dieu deux choses incompatibles en toute la
nature, assavoir la virginité & la fecondité.
Une mesme femme y est tout ensemble &
[Vierge]
Vierge & Mere. Dieu avoit quelquesfois consolé
des femmes steriles, ou aagées ; leur donnãt
des enfans contre les apparences naturelles des
choses ; & alors mesme il en fit voir un exemple
à Marie en sa cousine Elizabeth. Mais jamais
on n'avoit veu ni ouï depuis le commencement
du monde, & jamais il ne se verra à
l'avenir, qu'une Vierge devienne enceinte, &
que la fleur de son corps demeurant entiere &
sans atteinte, elle ne laisse pas de porter & de
meurir un fruit. Cet avantage n'appartient qu'à
Marie. Le Tout-puissant ne l'a jamais donné
qu'à elle. Il avoit autresfois dans la premiere
origine du vieux monde formé le premier Adã
de terre ; Et cela n'est pas étrange. Car puis qu'il
n'y avoit encore ni homme ni femme au monde,
il falloit bien de necessité que le Createur
tirast le pere du genre humain de quelque autre
matiere, que d'une chair humaine, & d'une fasson
autre que la naturelle. Mais depuis que les
loix de nôtre generatiõ eurent une fois été établies,
& que le monde eut été mis dans cet ordre
de sa subsistence & conservation où il entra le
septiesme jour, l'œuvre de la premiere creation
étant une fois achevée, Dieu n'avoit plus rien
fait de semblable. Il n'a depuis ce temps-là
changé cette commune & universelle loy de
nôtre generation, que dans le seul enfantement
de Marie. Il avoit encore au commencement
tiré Eve de la côte de son Adam ; mais pour
[la]
la mesme raison, que nous avons touchée ; parce
que n'y ayant point encore de femme au
monde, il falloit necessairement, que celle qui
devoit estre la premiere & la mere de toutes
les autres, vint au monde sans mere ; & cela presupposé
il n'y a point de quoi s'étonner que
Dieu l'ait voulu former de la chair de celui à
qui elle devoit servir d'aide, & avec lequel elle
devoit estre une mesme chair, plûtost que d'aucune
autre matiere. Au lieu que nulle de ces
consideratiõs n'addoucit ni ne diminuë la merveille
de la conception de Marie. Le monde
rouloit sous ses loix, & jouïssoit de son ordre
il y avoit desja prés de quatre mille ans, quand
Dieu laissant les voyes ordinaires de la nature,
forma un homme de la chair d'une Vierge.
Joint qu'Adam ne fut pas à vrai dire le pere
d'Eve ; ni la terre n'avoit non plus été à proprement
parler, la mere d'Adam. Adam fournit
seulement la matiere d'où Eve fut formée, & la
terre celle d'où Adã fut creé. La main de Dieu
fit tout le reste immediatement sans l'entremise
d'aucune cause seconde. Mais Jesus a tellement
été formé de la chair de Marie, qu'elle est veritablement
& proprement sa mere ; l'ayant conceu,
& porté neuf mois dans son tres-pur, &
tres-chaste sein, & lui ayant rendu & en ce
temps-là & de puis qu'elle l'eut mis au monde,
tous les offices d'une vraye mere. Quand donc
il n'y auroit autre chose que cela, qu'elle a été
[mere]
mere sans cesser d'estre Vierge ; dés-là vous
voyés, que c'est un miracle qui n'a jamais rien
eu de semblable ni d'égal dans toutes les autres
œuvres de Dieu. Mais que sera-ce si vous considerez
maintenant la qualité de l'enfant, dont
cette bienheureuse Vierge a été la mere ? C'est
ici où il faut, que toutes les femmes, voire toutes
les creatures cedent à l'honneur de Marie.
Car celui, qu'elle a éclos du sein de sa seconde
virginité, n'est pas simplement un homme, un
roy, un prophete, un sacrificateur, un legislateur ;
ou quelque autre personne d'une qualité relevée
entre les hommes ; mais c'est le Roy des
Rois, le Maistre souverain des sacrificateurs &
des prophetes, le Redempteur & le Mediateur
du genre humain, le Fils eternel de Dieu, le vrai
Dieu, Createur de l'univers, benit aux siecles
des siecles. Ainsi le Tout-puissant n'a pas simplement
fait l'honneur à Marie d'estre Vierge
& mere tout ensemble ; ce qui est desja un grand
miracle ; mais (ce qui est infiniment davantage)
il a voulu qu'elle fust Mere de Dien; cet enfant
qu'elle a porté, & qu'elle a mis au monde, étant
tellement son enfant, qu'il est aussi l'Unique
du Pere ; c'est à dire qu'il est tellement homme
qu'il est aussi vrai Dieu tout ensemble en une
seule & mesme personne. Le chaste corps de
Marie a été le saint & glorieux tabernacle, où
ce grand chef d'œuvre de la bonté, puissance,
& sagesse de Dieu, a été fait & consommé ; où
[la]
la divinité a épousé la nature humaine, où
l'eternité s'est alliée avec le temps, & la puissance
avec l'infirmité, & la vie avec la mort ;
où le ciel a baisé la terre ; où la Parole a été
faite chair ; où Dieu s'est uni personnellement
avec l'homme. O Vierge vrayement heureuse,
que le Souverain a choisie pour un si admirable
ministere ! où il a posé la pavillon de sa gloire !
& d'où il a fait sortir son grand & unique Soleil
de justice ! & où il a déployé toutes les
merveilles de sa puissance & de sa sagesse ! Que
dirai-je maintenant de cette autre sorte de
grandeurs, que Dieu fit dans l'ame de cette
sainte Fille par la vertu de son Esprit ? quand
il rangea son cœur à une foy prompte, pour
embrasser sans doute ni hesitation la parole,
qui lui fut annoncée par l'Ange, quelque haute
& difficile qu'elle fust au dessus des sens humains ?
quand il la rendit si souple & obeïssante
à son commandement ? quand il conserva
en elle une profonde humilité avec une gloire
souveraine ? & gouverna tellement son esprit,
que le plus haut de tous les honneurs ne la rendit
de rien plus fiere ? Son humilité demeura
entiere apres sa gloire ; aussi bien que sa virginité
apres sa conception ; & l'honneur, où
elle se vid, n'altera non plus sa modestie, que
son accouchement sa virginité. Si elle receut
le Fils de Dieu en son corps, elle le conceut
aussi en son cœur. Il se forma tout entier avec
[son]
son humilité, sa debonnaireté, & sa charité en
son ame, non moins qu'en sa chair. Certainement
c'est donc a bon droit, qu'elle reconnoist
ici que le Puissant lui a fait des choses grandes ;
étant clair qu'entre toutes les ouvres de la
puissance de Dieu, il ne s'en treuve point de
plus magnifiques ni de plus divines, que celles
qu'il fit en elle. Et c'est proprement en ces
choses, que consiste son bonheur, que tous les
aages doivent reconnoistre & publier. Tous aages
(dit-elle) me diront bien-heureuse ; parce que le
Puissant m'a fait choses grandes. Là, vous voyez
premierement une marque toute evidente de
l'esprit de Dieu ; c'est qu'elle predit clairement
une chose, dont la verité étoit encore alors tellement
cachée, qu'il n'y a point d'entendement
d'homme, qui la peust reconnoistre.
Car qui eust peu alors s'imaginer, que le nom
d'une pauvre fille mariée à un charpentier, eust
deu estre celebre dans le monde ? que la loüange,
& l'opinion & l'admiration de son bonheur
eust deu percer tous les siecles, & se perpetuër
jusques aux derniers âges ? Et neantmoins
elle le predit nettement, & sans aucune
ambiguité ; & la chose n'a pas manqué d'arriver
precisément comme elle l'avoit prophetizée.
Et puis qu'il n'est pas possible, que cette sienne
loüange subsiste ailleurs que dans le regne
de son Fils ; il faut avouër de necessité qu'en
la predisant, elle a prophetizé par mesme
[moyen]
moyen que le regne & l'Evangile de son Fils
dureroit d'âge en âge, & se maintiendroit dans
le monde malgré toutes les oppositions de
l'enfer & de la terre ; & cela comme vous sçavez,
a aussi eu jusques ici & aura encor ci-apres,
son accomplissement. C'étoit donc sans point
de doute l'Esprit de Dieu, qui inspiroit à la
Sainte Vierge ces choses, qui ne sont arrivées
que tant de siecles depuis ; & je défie les impies
de treuver aucune autre cause, d'où elle
ait peu les apprendre. En apres il faut remarquer
en ces paroles, qu'elle borne l'honneur,
que lui rendront les âges avenir dans la reconnoissance
de son bonheur ; dont les raisonnables
suites sont l'admiration, le respect, la
loüange, & l'imitation de la personne heureuse,
& la benediction & le service de Dieu,
l'Auteur de son bonheur. Elle dit, tous aages me
diront bienheureuse : Elle ne dit pas, Tous aages
François
d'Aßise
m'adoreront ou m'invoqueront ; comme l'on
raconte qu'un des Moines que Rome a canonizés,
dit qu' il seroit un jour adoré par tout le
monde. S'il y en a donc qui étendent l'honneur,
qu'ils rendent à la Vierge, au delà de
ces legitimes bornes, comme font nos adversaires,
qui l'invoquent assiduellement, qui lui
rendent un service religieux, qu'ils appellent
hyperdulie, d'un nom aussi nouveau entre les
Chrestiens, que la chose, qu'il signifie est étrange,
& qui ne feignent point enfin de dire & de
[soûtenir]
soûtenir par la plume de leurs plus celebres
Suarez
3. in
Thom.
T. 2. q.
37. art.
4. sect. 1
Docteurs, qu'il la faut adorer, & que c'est
un point de foy ; il est evident qu'ils passent
au delà de l'intention & de la prediction de
cette bien-heureuse. Et puis qu'un honneur
excessif offense les Saints, dont le zele ne
peut souffrir, que l'on leur attribuë aucune partie
de la gloire, qui n'appartient qu'à leur Maistre ;
comme il est clair par l'exemple de Paul
& de Barnabas, qui deschirerent leurs habits,
voyant que les Lycaoniens leur offroient des
Act. 14
14.
services divins, & de Pierre qui reprit avec
Act. 10
26.
emotion Corneille qui le vouloit adorer ; & de
Apoc. 19. 10.
& 22. 9
l'Ange, qui rejetta pareillement l'adoration,
que S. Jean lui presentoit ; il ne faut pas douter
que la Sainte Mere du Seigneur ne sçache tres-
mauvais gré à ceux, qui la traittent en la mesme
sorte ; & qu'elle ne tienne leurs cultes &
leurs devotions pour autant d'offences & d'outrages,
& non pour des honneurs, comme ils
les appellent. Enfin vous devez aussi soigneusement
remarquer la raison, où elle entend que
nous fondions l'honorable estime, que nous
avons de sa personne & de son bonheur ;
Tous
aages me diront bienheureuse ; parce (dit-elle) que
Dieu m'a fait des choses grandes. Elle ne fait entrer
en sa felicité, que ce qui luy a été donné de
Dieu. D'où paroist, que ces titres inouïs dans
la parole divine, que la superstition des hommes
lui a donnés, l'appellant
la Reine des cieux,
[ & l'étoile ]
& l'étoile de la mer, & la Mediatrice du genre humain,
& la mere de misericorde, & infinis autres,
jusques à lui attribuer le droit de commander
à son Fils, ne font nulle partie de son honneur
legitime. Car en quelle Ecriture treuve-t'on
que ces choses soient du nombre des grandeurs,
que le Puissant lui a faites ? Demeurons religieusement
dans ces bornes qu'elle nous prescrit
elle mesme ; rendant à Dieu ce qui est à
Dieu, & à la bien-heureuse Marie, ce qui lui
appartient par l'ordre & par la grace de Dieu.
Je sçai bien que nos adversaires nous déchirent
sur ce sujet, & nous imputent des monstres
afin de nous rendre odieux. Et un de leurs plus
celebres Jesuites écrivant sur ce passage n'a
Maldonat.
point eu de honte de nous ranger outrageusement
avec les Payens, & les Juifs, & de dire
avec une fausseté & une impudence épouvantable,
qu'entre tous les heretiques ceux de
nôtre religion particulierement injurient la
Sainte Vierge au lieu de la louër. Laissons ce calomniateur
& ses semblables au jugement de
Dieu. La patience & la douceur envers ceux
qui nous outragent, fait partie de l'honneur,
que nous devons à la bien-heureuse Marie ;
qui a été doüee de cette excellente vertu en
un tres-haut degré. Imitons-la donc aussi en
ce point ; & celebrons tellement son bonheur,
que nous suivions sa pieté ; reconnoissant
comme elle, de la seule grace de Dieu
[tout]
tout ce que nous avons de bien ; possedant les
presens de ce Souverain Seigneur avec joye ;
mais sans orgueil ; afin qu'apres l'avoir servi
avec toute humilité, douceur, honesteté, &
pureté, nous ayons quelque jour part au bonheur
de ce glorieux & eternel royaume, où
il a elevé la Sainte & bien-heureuse
Vierge apres les merveilles de
grace, dont il la couronna
ici bas.
Amen.